samedi 25 avril 2009

Chapitre VI : L'Affaire Robinson

Karl travaille de nuit. Vers trois heures du matin, il reçoit la visite inopinée de Robinson, son ancien compagnon de route (cf chapitre IV). Celui-ci semble plus prospère que la dernière fois, mais il est aussi dans un état d’ébriété avancé. Lui et Delamarche vivent chez une chanteuse d’opéra du nom de Brunelda (en fait, Delamarche est son amant et Robinson est leur valet). Ils ont eu des nouvelles de Karl par son collègue Rennell, qui fait la fête avec eux à l’occasion. Ils l’invitent à venir leur rendre visite.
Robinson se livre à l’endroit de Karl à des épanchements d’amitié dont seul un ivrogne est capable.

Karl, qui n’est pas très chaud à l’idée de reprendre contact, cherche à se débarrasser de lui en offrant de lui donner ses pourboires de la soirée. Mais Robinson, qui décidément ne porte pas l’alcool, se trouve subitement malade et s’épanche sur le plancher de l’hôtel.
Au bord de la panique, imaginant le pire, Karl ne sait plus quoi faire de Robinson qui ne va pas bien du tout, qui déclare qu’il veut mourir et qui est incapable de faire un pas. Finalement, il parvient de peine et de misère à le traîner jusqu’au dortoir, non sans avoir prévenu un autre groom pour qu’il s’occupe de son ascenseur.
Il revient ensuite en toute hâte reprendre son poste, pour constater qu’un remplaçant a déjà pris sa place. On lui explique qu’il y a eu un afflux soudain de clients, que le gérant de l’hôtel s’en est aperçu et qu’il est furieux contre Karl.

D’après le règlement, un groom qui quitte son poste ne serait-ce qu’un instant doit obligatoirement en aviser la direction, chose que Karl ignorait. Mais nul n’est censé ignorer la Loi. Il est donc convoqué devant le gérant.

Arrivé au bureau du gérant, Karl trouve celui-ci en train de prendre son petit déjeuner tout en inspectant un registre avec le portier en chef. Les deux hommes jettent sur Karl un bref regard, puis retournent à leurs occupations sans s’occuper davantage de lui.
Ne sachant trop s’il doit partir ou rester, Karl reste planté là en silence. Il commence à se dire que sa situation n’est peut-être pas aussi grave qu’il n’y paraît ...

Voilà où j’en suis (page 77, case 4), du moins pour les cases encrées. Je n’ai pas commencé les tons de gris pour le chapitre VI, à l’exception de la case qui introduit le présent message.

Pour le crayonné, je suis rendu un peu plus loin (page 79, case 8) et encore un peu plus pour les esquisses (page 87, case 7). J’ai aussi découpé sommairement les pages restantes du chapitre, ce qui me mène à la page 91. Pour les trois derniers chapitres, dont le scénario est complété, le nombre exact de pages est encore indéterminé, mais devrait se situer autour de soixante.

Depuis le début du projet, je note systématiquement sur un tableau l’avancement des travaux, selon l’importance proportionnelle de chaque étape de chaque chapitre. Noircir un petit carreau de la grille représente environ de trois à quatre heures de travail. En réalité, je ne suis pas tout à fait aussi avancé que le montre le tableau, le chapitre VII s’annonçant comme particulièrement long.
Je dois dire que, parmi toutes ces étapes, je déteste particulièrement celle de l’encrage. Plus précisément, je déteste encrer un dessin déjà crayonné. Certains, comme Johann Sfar, préfèrent encrer directement sans crayonné, parce qu’ils trouvent mortellement ennuyeux de faire deux fois le même dessin.

Mais l’ennui est une partie inhérente du travail d’auteur de BD. Je ne sais plus quel écrivain déclarait : «Je déteste écrire, mais j’aime avoir écrit». En fait, la valeur de l’œuvre n’est pas nécessairement reliée au plaisir qu’on aurait à la produire. Pas plus d’ailleurs qu’à la souffrance. On a beau être passionné par ce qu’on fait, il y a des façons plus agréables de passer le temps que de s’asseoir des journées entières seul à sa table à dessin ou devant son écran d’ordinateur.

Des solutions ? L’encrage direct sans crayonné, très peu pour moi. Je ne suis pas un adepte de la spontanéité à tout prix, je n’ai pas le culte du premier jet. Le dessin est pour moi une chose qui doit être pensée, planifiée, couche après couche. Autrement, ça ne mène pas très loin (je parle pour moi, bien sûr).

Confier l’encrage à quelqu’un d’autre, comme dans l’industrie du comic book ? Pas question. D’ailleurs, comment je le paierais ?

Fignoler le crayonné de façon à ne pas avoir à l’encrer ? Je l’ai déjà fait, entre autres pour les dessins d’enfant du chapitre précédent. Mais, pour une planche de BD complète, cela me semble difficile à gérer et risque de prendre autant de travail, sinon plus, que la méthode traditionnelle.

Tout faire à la tablette graphique ? J’essaierai peut-être un jour, mais, pour l’instant, je suis loin d’être assez convaincu pour me payer une tablette-écran.

Quoi qu’il en soit, je ne peux pas changer de méthode au beau milieu du projet. Le résultat final en souffrirait. Que je le veuille ou non, je suis enfermé dans un système qui me paraît de plus en plus laborieux.

En outre, je ne peux m’y consacrer qu’à temps partiel. Les cours à l’Université sont terminés (tout comme la saison du Canadien), mais j’ai encore un million de choses à faire.


Alors ... patience et courage !



jeudi 9 avril 2009

Le plus proche village


Mon grand-père avait coutume de dire : « La vie est étonnamment brève. Dans mon souvenir elle se ramasse aujourd’hui sur elle-même si serrée que je comprends à peine qu’un jeune homme puisse se décider à partir à cheval pour le plus proche village sans craindre que – tout accident écarté – une existence ordinaire et se déroulant sans heurts ne suffise pas, de bien loin, même pour cette promenade. »


Franz Kafka, LE PLUS PROCHE VILLAGE, traduction d’Alexandre Vialatte.


Eh bien, tant pis ! Je le finirai quand même, cet album.



samedi 4 avril 2009

Chapitre V : À l'Hôtel Occidental


Je n’ai pas touché à ce blog depuis bientôt deux mois. C’est, entre autres raisons, parce que je voulais terminer le chapitre V de l’album, plus précisément les tons de gris, avant de faire une nouvelle entrée. Le chapitre VI est par ailleurs passablement avancé, je vous en donne des nouvelles prochainement. Mais, comme la production de pages de BD demande passablement plus de temps que la rédaction d’un blog, les prochains messages seront probablement livrés au compte-gouttes et plutôt work in progress, dans le genre «Cher blog, aujourd’hui, j’ai encré une demi-case. J’espère en faire plus demain.»


On se souviendra qu’à la fin du chapitre IV, Karl, après s’être brouillé avec ses compagnons de route, acceptait l’offre de la Cuisinière en chef de passer la nuit à l’Hôtel Occidental.
Il la retrouve dans son bureau en train de dicter une lettre à Thérèse, sa secrétaire.

Quand j’étais enfant, nous avions à la maison une machine à écrire semblable à celle-là. C’était il y a bien des années, mais quand même, à l’époque, c’était déjà une antiquité.


Thérèse partie, la Cuisinière en chef, qui est une brave dame et qui trouve décidément Karl très sympathique, lui propose de rester à l’hôtel pour y travailler comme garçon d’ascenseur, proposition qu’il accepte.


Cette sympathie mutuelle est renforcée par le fait que la Cuisinière et Karl découvrent qu’ils sont presque compatriotes. À l’époque, Prague faisait partie, comme Vienne, de l’empire austro-hongrois et une importante minorité de langue allemande (dont faisait d’ailleurs partie Franz Kafka) habitait alors ce qui est devenu la République Tchèque. Prague se trouve à 250 km de Vienne. Je compte bien un jour visiter ces deux villes, en particulier Prague, qui m’a toujours fasciné et qui représente pour moi une sorte de lieu de pèlerinage. Allez savoir pourquoi, peut-être à cause de Kafka.


La Cuisinière installe Karl pour la nuit dans le petit salon attenant à sa propre chambre et à celle de sa secrétaire. Elle y a fait monter une bassine d’eau chaude afin que Karl puisse faire sa toilette. Alors que celui-ci est en train de se laver, quelqu’un frappe à la porte : c’est Thérèse, qui demande si elle peut entrer faire un brin de causette. Karl l’invite à entrer, mais s’étend d’abord sur le canapé en se dissimulant sous les draps, car il est tout nu. Comme il n’y a pas de chaise, la jeune fille s’asseoit sur le bord du canapé. Karl est très embarrassé, échaudé qu’il est par ses expériences malheureuses avec la bonne, jadis chez ses parents (cf chapitre I) et avec la terrible Clara (cf chapitre III). Toujours la peur du sexe ...
Thérèse, tout en faisant la conversation, joue avec Karl un jeu quelque peu ambigu. Elle se montre amicale, se livre à des confidences, lui raconte ses malheurs, fond en larmes. Karl compatit.


Thérèse est une personne qui pleure beaucoup. Au fond, c’est une gentille fille, légèrement dépressive. Elle a beaucoup d’affection pour Karl, avec qui elle développera une relation sans doute platonique, peut-être prometteuse. Je l’imagine mignonne, sans être vraiment belle. Kafka la décrit avec une coiffure en hauteur qui ne lui va pas très bien, qui lui donne un air sérieux et qui la fait paraître plus vieille que son âge (elle a dix-huit ans). Les lunettes, par contre, c’est mon idée.


À travers ses larmes, Thérèse semble donner l’impression qu’elle cherche à séduire Karl. Mais la menace s’arrête là et elle quitte la pièce, le laissant seul et perplexe, tout comme le lecteur.


Le lendemain, Karl endosse l’uniforme de groom et prend son service. Cet emploi de garçon d’ascenseur a quelque chose de symbolique : notre héros cherche à s’élever dans l’échelle sociale.
American dream ...

L
’uniforme de Karl rappelle inévitablement le costume universellement connu de Spirou. Difficile de faire autrement : un groom, c’est un groom.


Les conditions de travail sont loin d’être faciles. Il y a trente-et-un ascenseurs dans l’hôtel, qui fonctionnent en tout temps. Chacun d’entre eux est attribué à deux préposés, lesquels doivent travailler à tour de rôle douze heures de suite. Karl fait la connaissance de quelques-uns de ses collègues : Giacomo, le petit Italien malingre et timide et Rennell, le beau gosse qui aime bien sortir et faire la fête dans ses temps libres. Dans le roman, Kafka laisse entendre qu’il serait un peu gigolo.

La grille en fer forgé de la cage d’ascenseur, de style vaguement Art Nouveau, que l’on aperçoit derrière Rennell, n’est pas évidente à dessiner. Mais elle est devenue comme une sorte de personnage et j’ai dû me taper cette foutue grille, dans ce chapitre et dans le suivant, une bonne quarantaine de fois, en tout ou en partie, sous tous les angles et dans tous les formats.


La Cuisinière en chef ayant offert à Karl de lui trouver une chambre privée dans l’hôtel, ce dernier refuse, car il ne veut pas de traitement de faveur et déclare qu’il ira au dortoir, comme les autres. Mais le dortoir des grooms n’est pas un endroit de tout repos ...

On sait que Kafka a toujours été obsédé, voire terrifié par l’ordre et l’autorité. Cela tient sans doute à son milieu social, à son éducation européenne et, surtout, à la présence d’un père dominateur. Cette crainte de l’autorité est un thème central dans son œuvre et on la retrouve chez plusieurs de ses personnages, de Joseph K. à Grégoire Samsa. Karl Rossmann ne fait pas exception. Il est, on l’a vu, un jeune homme sérieux, consciencieux, sage et respectueux. Tout le contraire du joyeux bordel et de l’indiscipline qui règnent dans le dortoir. Ironiquement, c’est cette autorité, qu’il craint et respecte tant, qui va finir par le prendre en faute et le rejeter comme un indésirable. On verra cela plus tard.

On voit ici Karl saluant le portier en chef de l’hôtel. Cette scène apparemment anodine prendra une grande importance dans le chapitre suivant. L’uniforme du portier est inspiré du film «Der Letzte Mann» (Le Dernier des Hommes) de F.W. Murnau, datant de 1924, film qui met en scène un portier d’hôtel et qui traite notamment de l’importance de l’uniforme dans la culture allemande.


La routine s’installe. Karl s’acquitte de ses fonctions de garçon d’ascenseur avec zèle et
empressement, rendant à l’occasion de menus services aux clients, se chargeant parfois de commissions pour eux.


Cette courte séquence découle d’un bref passage du roman :

«... il pénétrait comme un éclair dans la mystérieuse chambre où d’étranges objets qu’il n’avait jamais vus gisaient à terre ... il respirait l’odeur caractéristique d’un savon, d’un parfum ou d’une eau dentifrice qu’il ne connaissait pas et, sans s’arrêter une seconde, revenait en hâte avec l’objet qu’il trouvait la plupart du temps malgré le vague des indications.»

J’ai imaginé une femme très belle et très sensuelle, accompagnée d’un amant qui ressemble à Mandrake le magicien, demandant à Karl d’aller lui chercher sa bouteille de parfum. Il entre dans la chambre en désordre, où l’on devine la séance d’amour torride qui vient de se dérouler et dont les effluves remplissent encore la pièce. Karl est impressionné et un peu mal à l’aise de pénétrer dans l’intimité de parfaits inconnus. Mais il n’est qu’un groom, alors quelle importance ?
En passant, le tableau sur le mur fait référence au récit mythologique de Léda, séduite par Zeus qui avait pris la forme d’un cygne.

Karl passe une partie de ses temps libres avec Thérèse, qu’il accompagne parfois en ville quand elle va y faire des courses. C’est à une de ces occasions qu’elle lui raconte son enfance. Dans le roman, ce récit, même s’il n’est qu’accessoire, prend une importance considérable, s’étendant sur plusieurs pages. C’est une histoire particulièrement triste et déchirante qui, racontée par un autre, pourrait facilement tomber dans le mélodrame. Le style de Kafka, en apparence froid et détaché, donne au récit toute son intensité et toute sa force. Thérèse raconte à Karl comment, alors qu’elle était toute petite et à peine débarquée en Amérique, son père les avait abandonnées, elle et sa mère, les laissant dans une misère extrême, et comment, à l’âge de cinq ans, elle avait vu sa mère se suicider sous ses yeux par un matin d’hiver.



Les événements étant racontés à travers les yeux d’une petite fille de cinq ans, j’ai eu l’idée de transposer le style des dessins comme s’ils étaient faits par un enfant. J’aurais pu les faire dessiner pour de vrai par un enfant, mais je n’en avais pas sous la main (les miens sont déjà trop vieux). De plus, les dessins devaient, tout en ayant l’air spontanés, s’inscrire dans une narration et une mise en page précises. Je voulais aussi qu’ils restent compatibles graphiquement avec le reste de l’album : trait noir solide et tons de gris uniformes. J’ai donc décidé de me livrer à un exercice de style et à dessiner, le temps d’une page, comme si j’avais cinq ans. J’ai cherché l’inspiration dans mes propres reliques et dans celles de mes enfants. Le dessin du milieu est l’œuvre de ma fille.
Je suis plutôt content du résultat et j’ai bien aimé l’expérience, à un tel point que j’ai songé un instant à me mettre désormais à dessiner exclusivement de cette façon. Ma vie serait ainsi bien plus simple et plus facile, et je serais sans doute plus heureux. Mais les choses ne marchent pas comme ça : c’est une illusion, une utopie. La science de l’Évolution nous apprend qu’il est extrêmement rare, sinon impossible, qu’une espèce, un organisme ou un système complexes se transforment en quelque chose de plus simple. On ne revient pas en arrière. Cela revient à dire que la Nature, la Société, la Connaissance, la Technologie et l’Art sont irrémédiablement destinés à devenir de plus en plus complexes, ou bien à disparaître. Tant pis pour les pauvres petits individus que nous sommes. Le monde dans lequel se retrouve Karl Rossmann lui est hostile parce qu’il n’en comprend pas le fonctionnement. Imaginez s’il débarquait aujourd’hui ...
Ce n’est peut-être pas une pensée réjouissante, mais l’Univers fonctionne ainsi. Voilà pourquoi je pense qu’il n’y a pas de Dieu, du moins pas de Dieu bienveillant.
Tout ça pour dire que je n’ai pas l’intention de retomber en enfance. En tout cas, pas pour le moment ....